51 ans au service de l’Afrique et d’une profession universelle.
Prestance et éloquence !
Deux mots qui caractérisent El Hadji Malick Sy. Interprète de conférence, cet homme à la voix grave, a tout pour s’imposer, tout pour capter son audience. Quoi de plus pour un interprète ? De la culture générale et une maitrise des langues, serait-on tenté de dire. M. Sy a les deux, ce qui lui a permis de nouer de belles relations avec Julius Nyerere qu’il a rencontré à l’Organisation de l’Unité Africaine. En effet, c’est dans cette organisation que M. Sy a débuté sa carrière d’interprète. Une belle anecdote avec Senghor nous permet d’en savoir un peu plus. Découverte.
Pourquoi avoir choisi le métier d’interprète ?
En 1966, j’étais en classe de terminale. Il y avait le Festival mondial des arts nègres et on nous avait recrutés comme guide. En amont, nous avons suivi une formation. Mais, juste avant la tenue du festival, ils ont décidé de diviser par deux l’indemnité qui devait nous être payée pour servir de guide aux étrangers. Nous avons tenu une grève pour dénoncer cela. Avec d’autres amis, nous avons été renvoyés. Donc, nous ne pouvions pas être guides. Le résultat est que nous avions suffisamment de temps pour assister aux séminaires, aux colloques qui se tenaient dans le cadre du festival. Parce que les écoles étaient fermées. C’est à cette occasion que j’ai vu, pour la première fois, des interprètes de conférences travailler en simultanée. Ils étaient tous des Européens. J’ai aimé ce qu’ils faisaient. J’ai été impressionné. C’est ainsi que j’ai décidé que je serai interprète de conférence. Ça n’a pas été un long fleuve tranquille, mais j’y suis arrivé, cinq ans après. Je rappelle que suis né et j’ai grandi à Guinguinéo où j’ai fait l’école primaire avant de venir à l’internat au Lycée Van Vollenhoven plus communément connu sous le nom de Van Vo.
Vous étiez fasciné par leur manière de travailler ou l’anglais qu’ils parlaient ?
Je crois que c’est une erreur de penser que l’interprétation peut supposer l’amour ou la défense d’une langue. On nous disait à l’école que l’interprétation n’a rien avoir avec les langues. Il s’agit d’un outil qui permet à des gens de communiquer. J’ai beaucoup aimé l’anglais. Je suis plutôt anglophile. Mais, je suis un francophile aussi. J’étais étudiant en France pendant les plus belles années de l’université française. C’était en 1968.Il y avait cette vague de liberté née de Mai 1968. Parmi nos slogans à l’époque : « il est interdit d’interdire, ou la charte des anarchistes Aricle 1: personne ne commande personne. Article 2: personne n’est chargée de l’application du présent règlement ». C’était une période fabuleuse. Ce n’est donc pas parce que je préférais l’anglais au français. J’ai pendant longtemps refusé, qu’au sein de la profession, les interprètes s’érigent en défenseurs d’une langue donnée. Parce que toutes les langues sont d’égale dignité et parce que l’interprétation c’est l’ouverture à toutes les langues pour qu’elles puissent s’exprimer.
Parlez-nous de votre expérience ?
J’ai d’abord commencé à travailler sous la direction de mes professeurs pendant que j’étais étudiant. Puis à la fin de mes études, j ai travaillé pendant 6 mois à Paris avant de rejoindre l’ Organisation de l’Unité Africaine à Addis Abeba.
Les longues années au service de l’Afrique m’ont permis de mieux comprendre les difficultés liées à la dynamique d’intégration de l’Afrique. Souvent les gens parlent de l’Organisation de l’Unité Africaine (UA) sans savoir ce qu’elle a fait. Je m’insurge quand j’entends des gens dire qu’elle ne sert à rien. C’est vrai qu’il est difficile de comprendre le jeu des rapports de pouvoir qui peuvent exister au sein de l’organisation et qui peuvent l’amener à prendre telle ou telle décision. Mais c’était la période de libération. Il y a eu la libération de la Guinée Bissau, du Cap-Vert, du Mozambique, de l’Angola, de l’Afrique du Sud, du Zimbabwe, de la Namibie etc. Et d’avoir côtoyé et travaillé étroitement avec les acteurs de cette lutte de libération constituent le pan de notre vie dont nous sommes le plus fier.
De mon parcours, je retiens aussi mon expérience en tant que president de l’Association des interprètes de conférence (AIIC), de 1994 a 2000.
L AIIC c’est l’association mondiale des interprètes de conférence. Elle compte quelques 3000 membres dans 106 pays à travers le monde et parlant plus de 100 langues. L’AIIC, créée en 1953 définit les conditions de travail et le code de déontologie de la profession. Elle négocie des accords avec les grandes organisations internationales telles que les différentes organisations des Nations Unies, les organisations de l’Union européenne, l OCDE, etc.
Et cerise sur le gâteau, en Janvier 2022, l’Assemblée Générale de l’AIIC réunie à Genève m’a fait le privilège de m’élever au titre de président d’honneur de l’association.
Qui sont les présidents qui vous ont le plus marqué ?
Celui qui m’a marqué le plus c’est le président Julius Nyerere de la Tanzanie. J’ai eu avec lui des rapports d’affection. J’avais déjà une grande admiration pour lui et pour ses écrits. La première fois qu’on s’est rencontré, c’était à Dar es Salam. Il y avait un congrès de l’Organisation panafricaine des femmes. Je circulais, au cours d’une réception, et je me suis retrouvé nez à nez avec le Président Nyerere. Notre relation a débuté ce soir.
Je l’ai rencontré une deuxième fois à Brazzaville, au Congo. Après, jusqu’à la fin de sa vie, j’ai beaucoup travaillé avec lui, puisque j’avais été recruté aux Nations Unis, détaché auprès de lui alorsqu’il jouait le rôle de médiateur dans la crise du Burundi.
Donc, j’allais souvent en Tanzanie. Il me recevait chez lui, dans son salon. Il avait toujours des boutades, des anecdotes succulentes. Je vais vous en raconter une. Parlant du non-alignement, et de la guerre froide, il avait pour habitude de dire, lorsque deux éléphants se battent, c’est l’herbe qui souffre. Mais aussi, lorsque deux éléphants font l’amour aussi, c’est toujours l’herbe qui souffre. Et c’était une manière justement d’aborder ce que devait être la position africaine. Il a joué un rôle important dans le non-alignement, la création de la commission Sud. Ce qui m’a amusé c’est que quand il me racontait des histoires comme ça, il me disait toujours en amont : « Malick, ne répète pas ce que je dis. Si tu me cites, je vais démentir ». Il me racontait des histoires absolument fabuleuses.
Par ailleurs, indépendamment de ces liens affectifs, je pense que le président Nyerere était l’un des plus humbles et l’un des plus humains des présidents que nous avons connus en Afrique. Il avait une manière de traiter des gens, d’avoir des rapports humains avec eux. Cette façon de faire d’un président fascinait. Il ne se prenait pas au sérieux. Il était tout le temps en train de se moquer de lui-même, de ses échecs, de ses problèmes. Il avait beaucoup de courage. Au-delà de cela, il a construit la Nation tanzanienne. Il a choisi le swahili comme langue nationale. Celle-ci a pris une ampleur absolument incroyable.
Qu’en est-il de Senghor, vous l’avez croisé à l’OUA ?
J’étais étudiant. J’étais farouchement anti-Senghor. J’ai été le Président de l’Association des étudiants Sénégalais de France pendant une année. Je suis allé à l’OUA, en étant anti-Senghor. J’ai eu un incident très intéressant avec lui. Il terrorisait les interprètes. Avant, on s’asseyait à une table, au milieu des chefs d’Etats, pour prendre des notes et ensuite interpréter en consécutive. Le président avait l’habitude d’interrompre les interprètes, ce qui était très ennuyeux et pouvait facilement déstabiliser l’interprète le plus sûr de lui. D’ailleurs, les interprètes refusaient toujours quand, en tant que chef interprète, je les affectais à une consécutive pour une réunion où il y avait le président Senghor. Donc, je me suis porté volontaire. Je suis allé à une réunion et j’avoue que j’ai joué sur le fait que je savais qu’il ne maîtrisait pas bien l’anglais. Alors, au moment d’interpréter, j’ai interverti la phrase. J’ai utilisé une phrase interro négative et la phrase affirmative devait s’en suivre. Dès que j’ai employé la phrase interrogative, il m’a interrompu. Et il m’a dit : « Ah, non, non, non ». Je suis resté très calme. Je me suis retourné vers lui et je lui ai dit : « Monsieur le président, vous permettez que je finisse ». Alors, j’ai fini mon interprétation, et très calmement, je me suis retourné vers lui. Je lui ai dit : « oui monsieur le président ; Vous disiez ». Et il m’a dit : « Ah, non, non, non. Vous avez très bien rendu ma pensée. C’est ce que je voulais dire ».
A la fin de la réunion, mon collègue gambien et moi, sommes mis en retrait pour permettre au président de sortir. Et mon ami me dit que le vieux m’attend à la porte de sortie. On a décidé de ne pas sortir. Mais il a continué à attendre. Alors on est sorti. Il est venu vers moi et m’a demandé si mon nom c’est Sy. Je réponds par l’affirmative. Puis, il me demande si je suis Toucouleur ; je dis : « oui Mr le président ». Et il me dit : « Toucouleur foko fek daafay degeur bobou » (les toucouleurs sont réputés têtus). Puis, il s’en est allé … Donc, il est resté tout ce temps là pour me dire ça, uniquement. J’ai trouvé tout ça absolument fabuleux : d’abord, ses valeurs culturelles, ensuite cette manière de régler les problèmes.
(Toucouleur = ethnie du Sénégal).
Zahra Ndiaye