Orthophoniste et pédopsychiatre, Ahlem Mahmoud Driss, tunisienne d’origine est auteure de livres pour enfants et de livres scientifiques pour les orthophonistes, psychologues, médecins de première ligne, parents et enseignants. « Sénégalaise de cœur », Ahlem est la fondatrice de CELI éditions, la seule maison d’édition de livres pour enfants dyslexiques, ou à besoins spécifiques, en Afrique. Chercheuse dans les sciences de l’éducation, elle a créé l’Association internationale pour le développement des apprentissages scolaires (AIDAS) et accompagne, notamment, les enfants dyslexiques à parvenir à lire. Considérant que lire pour lire, lire pour le plaisir est un luxe, elle invite les parents à donner l’exemple aux plus petits. Entretien.
Qu’est-ce qui vous a motivée à vous intéresser à la cible enfants ?
Je suis une passionnée. J’adore les enfants. J’ai remarqué que les enfants qui sont différents des autres sont marginalisés par la société. J’ai donc commencé à m’intéresser à eux. Ma formation d’orthophoniste et de pédopsychiatre ainsi que mon implication dans des associations m’ont renforcée à créer les Editions CELI, entre autres.
Comment en êtes-vous arrivée à créer une maison d’édition ?
Pendant toute mon enfance, j’ai été entourée de livres. Mon père et non moins idole était enseignant. Il adorait lire et écrire, j’ai suivi ses pas. J’ai commencé à écrire très tôt. Après la naissance de mes enfants, j’ai eu du mal à trouver des livres qui attirent les enfants vers la lecture. J’ai alors commencé à écrire des contes pour mes enfants, puis j’ai édité mes premiers livres à la maison d’éditions « Contes » (…) Ensuite, j’ai créé Celi Editions Tunisie en 2005, puis Celi Editions Sénégal en 2015. Cette maison d’édition est née parce que je considère qu’il faut attirer l’enfant vers les livres. Actuellement, les sociétés deviennent de plus en plus numérisées. Les jeunes d’aujourd’hui sont surtout attirés par ce qu’on appelle la culture de l’écran. Nous remarquons que même certains enfants de bas âge utilisent des téléphones, ou des Ipad, ce qui pose problème.
Selon vous, comment peut-on pousser l’enfant d’aujourd’hui à lire ?
Je pense qu’il faut faire aimer le livre à l’enfant, à travers des contes, des thématiques qui les intéressent et leur parlent. Surtout dans nos sociétés qui deviennent de plus en plus numérisées, les enfants sont ancrés dans la culture de l’écran, du digital. Cette génération est différente de celle des années 1970, 1980 ou 2000. Maintenant, les enfants abordent des sujets qui sont jugés tabous par les adultes. Déjà, à l’âge de trois ans, l’enfant commence à poser des questions qui sont un peu gênantes pour les parents ou les enseignants : la sexualité, le mariage, etc. Donc, pour pouvoir écrire pour les enfants, il faut qu’on cherche à comprendre leur manière de penser, pour savoir ce qui les intéresse. Il faut aussi noter que ces enfants n’ont pas de modèles qui les inspirent à lire, car les parents ne lisent pas. On le note même à travers les statistiques, 88% des Tunisiens ne lisent pas de livre (littéraire). A l’école, on oblige l’élève à lire pour être évalué. Il y a des élèves qui n’ouvrent un livre que quand ils sont à l’école. Lire pour le plaisir est un luxe…
Dans ce contexte, comment voyez-vous l’avenir de l’édition ?
En fait, je suis une personne positive, qui voit toujours le verre à moitié plein. Il est certain que le monde de l’édition fait face à des difficultés économiques et sociales. De plus, la tendance chez les enfants est tournée vers le numérique (les jeux vidéo, les téléphones portables et la télévision). Nous essayons à travers Celi Editions de contourner les obstacles en éditant des livres de contes, des ouvrages parascolaires et des livres à travers la branche Celi Jeunesse. Le second volet de notre maison d’éditions, Celi Espoir, édite les livres pour les personnes qui rencontrent des difficultés de lecture, comme les personnes dyslexiques. Il est à spécifier que Celi est la seule maison d’éditions en Afrique qui prend en compte les besoins spécifiques des enfants dyslexiques.
Justement, comment faites-vous pour les accompagner ?
Les enfants dyslexiques sont des enfants qui rencontrent des difficultés à reconnaître les mots. En lisant, ils oublient parfois des lettres, les inversent ou les remplacent par d’autres sans faire exprès, ce qui nuit à la vitesse et à la précision de leur lecture. On les accompagne par l’imprégnation syllabique. La lecture par image peut aussi être d’une grande aide car à travers l’image, le dyslexique fait travailler sa mémoire visuelle.
On élabore des histoires avec des héros qui rencontrent des difficultés à lire, mais dotés de hautes capacités intellectuelles et qui réussissent à réaliser des exploits et à surpasser leur handicap. Cette approche permet au jeune lecteur de se dire que « moi aussi je suis intelligent et je peux faire autant que les autres ».
Aux éditions Celi, nous pratiquons la biblio thérapie (thérapie d’appoint, à partir du livre). On donne aux enfants des supports adaptés leur permettant de progresser dans la lecture. On les encourage, par ailleurs à avoir une bonne estime d’eux et surtout avoir confiance en eux.
Qu’est-ce qui vous a amené au Sénégal ?
Je suis tunisienne de souche, et sénégalaise de cœur. En effet, en tant que vice-présidente de l’union des visiteurs tunisiens, j’ai été invitée au Sénégal en 2007, par le ministère de la Culture. A l’époque, je ne connaissais aucun pays de l’Afrique subsaharienne. C’était donc une occasion pour moi d’en découvrir un. J’ai été agréablement surprise en découvrant le Sénégal. Le peuple sénégalais est très accueillant et aimable. Depuis lors, je suis tombée amoureuse du Sénégal (…) Puis j’ai rencontré Monsieur Racine Senghor, et on s’est dit pourquoi ne pas créer « Celi éditions Sénégal ». Depuis lors, elle fonctionne à son rythme. Le monde de l’édition n’est pas facile du tout mais c’est notre passion, notre amour du livre qui nous fait tenir. Je travaille surtout avec le ministère de la Culture, la Direction du livre. Je peux dire que je suis « tuniso sénégalaise (rires…) »
Quelles sont vos perspectives ?
Il y a toujours des choses à faire pour les enfants. J’ai un projet ambitieux pour ceux non-voyants et malvoyants qui n’ont pas la chance de pouvoir lire pour le loisir. L’enfant non-voyant ou malvoyant peut écrire en braille, mais ne peut ni lire ni voir les images. Donc, mon projet consiste à éditer des livres où on a des textures, et des reliefs à la place des illustrations plates. Ce qui permettrait à l’enfant de toucher la texture, de sentir le papier et de communier avec le livre…
Alioune Mbaye/Babacar Sy SEYE